
Véronique Léonard-Roques est professeure de littératures comparées à l’université et membre du CRBC. Dans cet article, nous partageons ses recherches sur les récits de voyages au féminin, qu’elle étudie à travers les témoignages de traversées en mer, écrits par des femmes, entre le 18e et le 20e siècle.
Mémoire du passé, conditions des femmes et relations à la mer
La littérature comparée est une discipline qui croise des œuvres littéraires à champs culturels et linguistiques différents.
L’étude des récits de femmes sur leurs voyages en mer éclaire un pan méconnu du passé. Cela renseigne sur la condition des femmes, à travers les sociétés et les périodes, et donne accès à leur point de vue dans une réalité longtemps très masculine.
Retrouver ces témoignages et en faire un sujet de recherche scientifique permettent de rappeler des expériences et des aventures singulières vécues et narrées par ces femmes d’antan, qui ont été invisibilisées et dont les écrits ont été minorés, par rapport à leurs homologues masculins. Ces écrits sont une ressource importante pour élargir et affiner notre spectre de connaissances. En effet, les femmes parlent de sujets qui n’étaient pas forcément traités par les hommes, dont on ne savait rien avant qu’on s’intéresse à leur voix.
Ces récits de voyage rendent également compte de l’histoire de notre relation à l’océan. Notre rapport à la mer a, en fait, grandement changé entre le 18e et le 20e siècle ; au gré des évolutions culturelles, sociales et sociétales, des mutations de sensibilité et d’esthétique. La perception de l’élément marin par les femmes est passée d’hostile à sublime, puis peut se transformer en curiosité scientifique, en à peine 200 ans.
Les premiers témoignages féminins dont Véronique Léonard-Roques dispose datent du 18e siècle. Ce qui intéresse la scientifique, ce sont les voyageuses qui rendent compte de leurs traversées maritimes, de leurs expériences de navigation et de leur regard sur ces événements peu communs de l’époque. En effet, à cette période, il y a un tabou sur la présence des femmes à bord qui porteraient malheur en mer, selon les superstitions. Sur les navires de la Marine d'État, la seule représentation féminine autorisée se trouve être la proue des bateaux. Les témoignages proviennent donc de transgressions de genre, les femmes se travestissant en homme pour pouvoir se déplacer en mer.
En Europe, dans les récits de voyage les plus anciens, il n’y a pas forcément de description de la mer ou de sa traversée. Jusqu’au 18e siècle, on s’intéresse principalement aux escales et non aux déplacements amenant aux points d’étapes. Cela s’explique par le fait que les voyageurs restaient dans les cabines des bateaux, car tout était fait pour que la peur de la mer et de ses dangers soit oubliée. Il y avait un désintérêt à l’égard de l’océan qui était inconnu, perçu comme un élément hostile et un lieu de péril, lié notamment à de multiples fantasmes sur l’existence de monstres dans les fonds marins. Donc, ce qui domine dans tous les récits de traversées écrits par des femmes, à cette période, ce n’est pas la description du paysage maritime, mais l’intérêt pour le microcosme humain, l’attention est focalisée sur l’intérieur du bateau.
Témoignage de Mary Wortley Montagu
C’est ce que l’on trouve dans le témoignage de Mary Wortley Montagu ; une femme accompagnant son mari, ambassadeur britannique, dans un voyage en mer pour Istanbul à partir de Londres, en 1717. De Turquie, elle écrit des lettres pour rendre compte de son périple, notamment ses expériences dans des lieux interdits aux hommes, tels que les harems, déconstruisant ainsi les fantasmes souvent véhiculés à ce sujet en Occident. Dans ses textes, destinés à un public large, elle ne décrit quasiment pas la traversée de la Manche ; ce qu’elle raconte, ce sont les anecdotes qui ont lieu à bord, les réactions et les comportements des autres voyageurs. Elle décrit une femme d’abord surtout inquiétée par son chapeau, puis par les dangers d’une tempête déclarée en mer ; avec amusement, elle illustre cette alternance de préoccupations matérialiste et spirituelle.

Au 19e siècle, les voyageuses commencent à s’intéresser au paysage océanique. C’est une époque qui connaît un bouleversement esthétique important avec le mouvement romantique qui promeut l’expression des sentiments personnels et intensifie la perception du sublime. Les récits de traversées témoignent du grandiose de la nature et des paysages dans leur immensité face aux humains ; il y a une oscillation entre fascination et terreur, où le décor marin est presque considéré comme sacré. Les voyageuses affiliées au courant romantique prennent soin de détailler le déchaînement des éléments naturels jugé beau, voire sublime. On y lit la grande hauteur des vagues, les reflets de la mer, les émotions et sensations que cette dernière procure, les vents, les tempêtes et les passions.
Témoignage de Mary Wollstonecraft
Un des témoignages de cette époque étudié par Véronique Léonard-Roques est celui du premier récit de voyage d’une femme seule, traversant la mer avec sa fille d’un an et une domestique. Il s’agit de Mary Wollstonecraft, une Britannique, se rendant en Scandinavie pour régler les affaires de son ex-amant infidèle. C’est une situation très inhabituelle pour l’époque ; les femmes ne se déplaçaient pas seules ainsi, encore moins dans un périple aussi rude. Ce récit est un des premiers ouvrages féminins où les roches sont décrites comme immenses et sombres, rappelant les matériaux bruts de la création et renvoyant aux espaces primitifs, au temps des origines. Mary Wollstonecraft se représente comme allant sur le pont pour jouir de ce spectacle, de ce conflit grandiose des éléments, de manière à expérimenter la relation solitaire et personnelle face à l’immensité de la mer et du ciel. Outre ce sentiment de petitesse et d’humilité face aux éléments de la mer et à l’univers, elle exprime une curiosité pour la faune et la flore maritimes, ainsi que pour la navigation.


Témoignage de Léonie d'Aunet
À partir du milieu du 19e siècle, les voyages sont de plus en plus lointains ; c’est le cas de l’expédition de Léonie d'Aunet sur les mers polaires. Elle a navigué en parvenant à s’imposer sur un bateau scientifique, ce qui fait d’elle la première femme à arriver au Spitzberg. Elle livre un récit de la mer sous une forme toute nouvelle, propre à son siècle, avec une écriture fantastique : le Grand Nord, les icebergs qui dérivent, la glace qui se détache, les oiseaux inconnus de sa vie parisienne, les baleines, etc.
Dans la deuxième moitié du 19e siècle, la mer devient un objet d’étude. Les investigations à son sujet sont croissantes et les connaissances sur le monde marin se développent. Les récits de voyage deviennent plus réalistes, prenant un angle documentaire.
Dans les années qui suivent et au début du 20e siècle, on découvre des récits de véritables voyageuses scientifiques. Dans cette période, la relation à la mer est de plus en plus centrée sur son contenu, sur la vie sous-marine. Les témoignages féminins vont s’intéresser au caractère scientifique de la mer, à tel point que l’océan est devenu un objet de sciences pour lequel ces femmes ont développé une curiosité naturelle, alors que la société ne les prépare pas à l’étudier.
Témoignage d'Anita Conti
Véronique Léonard-Roques s’intéresse notamment aux récits d'Anita Conti, une des premières océanographes de l’époque. Elle partage la vie des pêcheurs en mer, dans un format reportage, détaillant les conditions de vie extrêmes et rudes de ces hommes. Elle est la seule femme à bord, et la seule à documenter le voyage de cette façon ; c’est aussi une des premières à dénoncer la surpêche et le gâchis de poissons. Dans son témoignage, illustré par des photographies, elle valorise également l’élément marin qui la passionne et qu’elle sait très bien décrire. Elle est éprise de la liberté que procure la vie sur la mer.

Mois de l'océan
Véronique Léonard-Roques - “L’océan pour moi, c’est vraiment une merveille. Je pense que ça vient du fait que je ne suis pas du tout originaire des littoraux. J’ai grandi très loin des côtes donc, pour moi, voir la mer, c’était un enchantement qui pouvait se produire au mieux une fois par an, pour les vacances. Je n’aurais jamais pensé pouvoir être à Brest et vivre à proximité de l’océan un jour.
Donc j’ai développé un intérêt pour cet univers qui m’était très étranger, et je me suis de plus en plus intéressée à l’océan comme un espace à préserver, le lieu des origines et de l’avenir. La dimension précieuse de l’océan, je n’en étais pas consciente avant de vivre ici.”
