Profanation et sacralisation. Réflexion sur une traduction du Stabat Mater
Résumé
On peut certes regretter cette époque, encore proche à certains égards de celle des copistes ou des compilateurs, où le chercheur se plongeait dans des tiroirs regorgeant de petites fiches écrites à l'encre violette ou roussie. Cependant les outils informatiques actuels pour dématérialisés qu'ils soient constituent une aide précieuse pour le chercheur en ce qu'ils lui permettent d'objectiver des intuitions tout en requérant, sans doute encore plus que par le passé, esprit critique, recoupements, vérifications des sources.
Une simple question sur un moteur de recherche peut en effet parfois entraîner le chercheur dans une enquête digne de Sherlock Holmes au risque de mener ses petites cellules grises à la surchauffe : Stabat Mater ? 1 070 000 références obtenues en 14 secondes. L'auteur ? Vraisemblablement Jacopone da Todi... la bibliothèque vaticane est consultée. Des traductions ? un recensement fait état de vingt-quatre langues dont la bretonne de Tanguy Guéguen.
Au détour de sa carrière, le Stabat a en effet rencontré un prêtre de Saint-Martin-des-Champs à Morlaix : organiste et maître de Chapelle il s'était donné comme tâche ainsi qu'il l'écrit lui-même, "d'augmenter, accommoder et arranger" du latin en breton.
Yves Le Berre linguiste, sociolinguiste et musicien s'est donc attaqué à un best-seller de la littérature religieuse du XIIIe siècle qui semble toujours avoir quelque chose à dire - la dernière adaptation musicale est sans doute celle de Bruno Croulais en juin 2005.
Car, derrière les textes latin et breton, se cachent des intentions : religieuses mais aussi esthétiques, sociales voire pratiques. Partant des mots distants de trois siècles, Yves Le Berre place son objet sur la sellette : il éclaire les diverses faces de ses constructions - sens, rythmes, sonorités, couleurs, visées, cibles. Une analyse lexicale fine doublée d'une recherche lexicométrique rigoureuse, un passage par une étude architecturale des deux oeuvres enlèvent un à un les voiles qui opacifient leur véritable enjeu : il ne s'agit pas de donner à sentir intellectuellement la douleur de la Vierge mais de la faire ressentir.
Un dernier éclairage sur leurs rythmes, leurs sonorités ouvre une brèche dans le temps de la réception des deux oeuvres : l'une participe encore des grandes manifestations publiques de la foi médiévale, l'autre est déjà dans la modernité d'une pratique privée de la religion. Le prêtre musicien breton tente moins en effet d'impressionner que de faire partager concrètement le Mystère par ses images colorées comme des vitraux, génératrices de plaisir pour les grands comme pour les humbles.
La méthode suivie par Yves Le Berre n'est pas sans rappeler celle des humanistes ou des encyclopédistes pour qui la connaissance n'est pas unique, cloisonnée à un domaine mais nécessitait de "tout examiner, tout remuer sans exception et sans ménagement" ainsi que l'affirme Diderot dans la préface à l'Encyclopédie. Et ici, mots, sens, histoire religieuse, rythmes, sons, voyelles colorées comme celle de Rimbaud plus tard, Italie et Bretagne sont au rendez-vous d'une enquête qui donne à voir, à entendre, à sentir.