La nécessaire réévaluation du kitsch

Mise à jour le   26/10/2022

Responsables :
Isabelle Le Corff, Lionel Souquet, Lucie Taïeb

 

Né au XIXe siècle ou, peut-être, dès l’Antiquité si l’on considère qu’il a à voir avec le dionysiaque, le grotesque et la carnavalisation, le kitsch est étroitement lié à une culture populaire (roman rose, roman-photo, polar, science-fiction, cinéma populaire, caricature…) considérée comme de mauvais goût par la culture établie. Mais les théoriciens d’inspiration marxiste, qui pensent que le kitsch est une culture de l’aliénation, l’associent à la culture bourgeoise. Ces intellectuels sont-ils victimes d’une idéologie que Milan Kundera (L’insoutenable légèreté de l’être) allait dénoncer ou plus simplement de l’élitisme aristocratique de leur image sociale d’intellectuels, comme l’ont montré Pierre Bourdieu, Jean Baudrillard ou Edgar Morin : « |LS|...|RS| si différentes que soient les origines des mépris humanistes, de droite et de gauche, la culture de masse est considérée comme camelote culturelle, toc, ou, comme on dit aux Etats-Unis : ‘kitsch’. » (L’esprit du temps).
Dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935-1939), Walter Benjamin (bien qu’il n’emploie pas le terme) pose avant l’heure la problématique postmoderne du kitsch, qui se développera à partir des années soixante autour d’Andy Warhol, du Pop art et de la performance. En ce sens, Benjamin est visionnaire puisqu’il met en avant la question de la culture de masse et annonce, d’une certaine façon, les Mythologies de Barthes et La culture du pauvre de Hoggart, deux essais incontournables publiés en 1957. Benjamin voit aussi la place fondamentale du cinéma dans la réalité socio-culturelle du XXe siècle, soulevant les problèmes de l’industrialisation, de la marchandisation de l’art et de l’esthétisation de la marchandise qui vont de pair avec la récupération du cinéma par les idéologies et la propagande. Pour l’Autrichien Hermann Broch (1886-1951), le kitsch rejoint le fascisme tandis que, pour le romancier cubain Reinaldo Arenas (1943-1990) comme pour le Tchèque Kundera, c’est le vernis culturel des dictatures communistes.
Certains romanciers, comme l’Argentin Manuel Puig (1932-1990), mettent particulièrement bien en évidence cette culture de la médiocrité vendue par la publicité, qui apparaît à Hollywood vers 1930 et s’épanouit dans les années 1960. C’est peut-être la notion de « médiocrité » qui reste significative du kitsch. Pourtant, Broch estime qu’il existe des chefs-d’œuvre du kitsch comme les opéras de Wagner et Jean-Pierre Maurel se demande si toute l’œuvre de l’Autrichien Thomas Bernhard, dans son combat obsessionnel contre le kitsch, ne deviendrait pas kitsch elle-même. Par son esthétique du « mauvais goût », le cinéma de Pedro Almodóvar s’apparente – dans la continuité de Fellini – au phénomène kitsch (vulgarité, transvestisme, artifice et ironie) et Susan Sontag n’hésiterait probablement pas à classer le réalisateur espagnol dans la catégorie du camp (un kitsch conscient de lui-même, au deuxième degré, souvent associé à l’excentricité et à l’autodérision de la subculture gay). C’est la même distance ironique que l’on retrouve dans les œuvres de l’Américain Jeff Koons ou dans les photos des Français Pierre et Gilles ou du britannique Martin Parr. Mais qu’en est-il du cinéma de série B (films de vampires, par exemple) et de ses clichés lorsqu’il est recyclé par certains artistes postmodernes ?
Le kitsch relève-t-il simplement du mauvais goût ou s’agit-il d’une revendication élitiste du goût populaire ? Ceci nous amènera enfin à nous interroger, comme Umberto Eco, sur les niveaux de pratique culturelle.