Journée d’étude ILA 2 - Ici, Là-bas, Ailleurs :
Le transnationalisme par ses acteurs – subjectivités et stratégies d’adaptation
(16e-21e siècles).
7 mai 2021
Université Bretagne Sud, Lorient
Comprendre les expériences transnationales : Mobilités et histoire des émotions (16e-21e siècles)
Le projet ILA 2
La première phase du projet exploratoire ILA (Ici, Là-bas, Ailleurs : Les Amériques et les mobilités trans-impériales, trans-coloniales et trans-nationales (16e-21e siècles) » a apporté des éclairages théoriques et épistémologiques sur la notion de transnationalisme, en même temps qu’elle s’appuyait sur des exemples représentatifs des mouvements trans-impériaux, trans-coloniaux et trans-nationaux dans, vers et à partir des Amériques.
La deuxième phase du projet, que cette journée d’étude va ouvrir, cherche à mettre l’accent sur l’expérience individuelle des acteurs du transnationalisme. ILA 2 a pour objectif de définir, d’analyser et de qualifier les émotions qui ont pu guider les colons et les migrants dans leur expérience transnationale et transatlantique. Il s’agit de montrer la dimension individuelle, voire intime qui a motivé la décision de quitter le pays de résidence, d’y retourner après une expérience transnationale, les raisons qui ont poussé les individus à traverser des frontières et les émotions, impressions et sentiments que cela a entraîné.
C’est la dimension subjective du transnationalisme qui nous intéresse ici, afin de montrer son caractère humain trop souvent minoré face aux théories : comment ces hommes et ces femmes ont-ils vécu ces mouvements trans-impériaux, trans-coloniaux et trans-nationaux ? Comment, d’une génération à une autre et dans des contextes socio-politiques et historiques divers, le regard porté par les individus sur leurs propres déplacements a–t-il évolué ? L’objectif est bien d’analyser la vision des acteurs du transnationalisme, qu’ils soient connus, comme les fondateurs des colonies, les missionnaires ou les exilés politiques, ou anonymes, comme ces milliers de migrants qui ont traversé les océans en quête d’un avenir meilleur.
Ainsi cette première journée d’études de ILA insistera sur l’expérience personnelle, le vécu des individus, leur ressenti face à la mobilité trans-colonies/empires/nations et le possible sentiment de déracinement. Cette démarche y sera associée à l’histoire des mentalités dans les Amériques. Inspirée par les écrits de Rob Boddice (History of Emotions, 2018), Ute Frevert (Emotions in history. Lost and Found, 2011), de Pilar Gonzalbo (Amor e historia. La expresión de los afectos en el mundo de ayer, 2013) ou encore de Pablo Escalante Gonzalbo (Historia de la vida cotidiana, 2004), cette journée sera pluridisciplinaire et pourra comprendre des interventions dans des disciplines diverses (littérature, sociologie, histoire, ethnographie, linguistique, psychologie, etc.).
Ainsi, nous proposons de mobiliser des pistes de réflexion issues de l’histoire des émotions pour tenter de cerner les phénomènes de subjectivisation des expériences trans-colonies/empires/nations. L’histoire des émotions, en effet, forge des outils heuristiques à même de nourrir la compréhension de sujets – individuels comme collectifs – confrontés à des enjeux de pouvoir complexes, alors qu’ils se trouvent dans un projet ou une trajectoire transnationale, un projet qui peut être vécu sur le mode de la contrainte mais aussi et en même temps comme une possible émancipation. À travers les émotions, il s’agit d’appréhender des réalités qui ont pu échapper aux désormais traditionnelles migration studies, en tentant de comprendre l’expérience humaine transnationale.
Le projet ILA 2 propose de développer une réflexion sur le temps long, du 16e au 21e, et il pourrait, de prime abord, sembler contre-intuitif de s’appuyer sur l’histoire des émotions pour ce faire : celles-ci seraient universelles et même intemporelles, si bien que les expériences trans-colonies/empires/nations ne produiraient, en définitive, que des cadres d’interprétation généralisables à toute la période étudiée. En effet, les sciences cognitives, qui considèrent les sentiments comme des éléments du fonctionnement du sujet, confortent une lecture a-historique des émotions. Or, ILA 2 s’efforce de montrer la grande variété dans le temps des expériences transnationales et a pour parti pris de les historiciser, rejoignant en cela la démarche de ces historiens qui partent du postulat d’une historicité des émotions. Que les expériences transnationales mobilisent un vaste éventail d’émotions et de sentiments, c’est précisément ce qu’a démontré ILA 1 à travers le recours à la notion de Life Course puis à celle de Marginal Man ; désormais, nous tentons d’appréhender ces mêmes expériences depuis le prisme de l’histoire des émotions.
Nous ne reviendrons pas dans le cadre de ILA 2 sur les débats engagés sur l’histoire des émotions. Nous retenons pour notre part l’émotion comme une possible catégorie d’analyse capable de rendre compte de rapports sociaux et de pouvoir souvent occultés, selon une approche forcément transdisciplinaire de l’agentivité des acteurs étudiés, qu’il s’agisse des domaines, économiques, politiques, sociaux, culturels, dans leur société de départ comme dans leur société d’accueil. En effet, la peur, l’angoisse, la colère, la haine, voire la honte, mais aussi l’espoir, l'amour, la joie, ou encore la nostalgie et la tristesse, voilà autant d’émotions collectives et individuelles, publiques et privées, pouvant s’exprimer dans les champs les plus divers, de la vie politique à la vie familiale. En français, l’émotion tend à désigner un affect transitoire, tandis que le sentiment s’inscrirait dans un temps plus long. Par émotion, nous choisissons de retenir l’acception anglaise de emotion, qui offre une palette affective plus large qu’en français, car il inclut aussi le sentiment.
Au-delà des obstacles, biais et limites de leur expression, les émotions, nous en sommes convaincus, peuvent être porteuses de nouvelles approches pour cerner la relation entre le « Ici » et le « Là-bas » du projet ILA. Nous pouvons utiliser la notion de Pathosformel forgée par Aby Warburg en 1905 dans le domaine de l’histoire de l’art. Ces « formules d’émotion » révélaient les sources antiques présentes dans les images modernes, mais montraient aussi comment ces sources étaient reprises et reformulées. Ne pourrions-nous pas songer à mobiliser ce Pathosformel dans le cas de la possible reformulation d’émotions associées à la supposée culture de départ – ou vécues comme telles – dans la culture d’accueil, des émotions toujours présentes mais travaillées/censurées comme pour être rendues « compatibles » avec les régimes émotionnels de la culture d’accueil ? On le voit, les émotions doivent être replacées dans les interactions sociales avec la société d’accueil mais aussi au sein du groupe duquel le sujet est originaire, dans des adaptations, négociations et échanges avec les normes dominantes, normes dont elles fonctionnent aussi comme le révélateur. Ce questionnement s’inscrit dans le prolongement de la réflexion menée pendant le projet ILA 1.
Y aurait-il un sentiment d’anxiété ou de peur propre à l’individu en situation de mobilité trans-colonies/empires/nations ? Comment se manifesterait-il ? Quelle y serait la part du silence ?
Comment les politiques de régulation des colons et migrants s’efforcent-elles de mobiliser leurs affects ?
Quels sont les dispositifs et les institutions qui cherchent à capter/contrôler/instrumentaliser les émotions des individus en situation de mobilité trans-colonies/empires/nations ? Au profit de quels acteurs de la société d’accueil ou de départ ?
Les affects de la nostalgie et du « mal du pays » donnent-ils lieu à des dispositifs d’expression collective ? Selon quels cadres sociaux ? Avec quels rituels (célébrations, commémorations, monuments aux morts) mémoriels ?
Dans les aires que nous étudions, à savoir les Amériques, quels sont les affects que suscitent les catégories raciales des sociétés d’accueil ? Quelles formulations identitaires tendent-ils à conforter/provoquer ?
Ces questions, dont la liste n’est pas exhaustive, peut constituer des pistes de réflexion dans le cadre de cette journée d’étude pluridisciplinaire.
- Bartra Roger, Transgresión y melancholia en el México colonial, Mexico, Universidad Nacional Autónoma de México, Centro de Investigaciones Interdisciplinarias en Ciencias y Humanidades, 2004.
- Corbin Alain, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions, Vol. I - De l’Antiquité aux Lumières, Seuil, 2016. Vol. II - Des Lumières à la fin du 19e siècle, Seuil, 2016. Vol. 3 - De la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2017.
- Didi-Huberman Georges, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éditions de Minuit, 2002.
- Deluermoz Quentin, Emmanuel Fureix, Hervé Mazurel, M’hamed Oualdi, « Écrire l’histoire des émotions : de l’objet à la catégorie d’analyse », Revue d'histoire du XIXe siècle, n°47, 2013, 155-189.
- Frevert Ute, Emotions in history. Lost and found, Budapest, New York, Central European University Press, 2011.
- Gonzalbo Pilar (dir.), Amor e historia. La expresión de los afectos en el mundo de ayer, Mexico, Colegio de México, 2013.
- Krois Johann Michael, « Der Universalität der Pathosformeln. Der Leib als Symbolmedium », in H. Belting, D. Kamper, M. Schulz (dir.), Quel Corps ? Eine Frage der Repräsentation, München, Fink, 2002, p. 295-307.
- O’Malley Halley Jean, Patricia Ticineto Clough (dir.), The Affective Turn: Theorizing the Social, Durham, Duke University Press, 2007.
- Rozenwein Barbara, Emotional Communities in the Early Middle Ages, Ithaca, London/New York, Cornell University Press, 2006.
- Institut Max Planck sur l’histoire des émotions :
http://www.mpib-berlin.mpg.de/en/research/history-of- emotions
- Queen Mary Centre for the History of Emotions :
http://emotionsblog.history.qmul.ac.uk
- Emotion Review :
http://emr.sagepub.com
- Passions in Context. International Journal for the History and Theory of Emotions:
http://www.passionsincontext.de