Appel à articles « Nouvelles temporalités patrimoniales » Temporalités n° 39, 2024/1
Controverses, paradoxes et heurts temporels du paradigme patrimonial contemporain.
Dossier coordonné par Géraldine Djament, Natalia Leclerc, Jean-Marc Ramos (éd.)
Les études patrimoniales constituent un champ de recherches interdisciplinaires particulièrement fécond pour la théorisation des temporalités en sciences humaines et sociales. En effet, le patrimoine est un construit social caractérisé par un rapport spécifique aux temporalités, résultat de la patrimonialisation, « ensemble des processus de collecte et de valorisation par lesquels un groupe social sort un objet – au sens le plus large du terme – du cours ordinaire du temps pour l’ériger en emblème de son identité dans le temps » (A. Micoud, 2005). Quant au musée, il a été théorisé comme « l’un des dispositifs qui « logent » le passé dans les ressources du présent » (D. Poulot, 2011), « une machine à immortaliser » (D. Fabre 2014), voire comme une uchronie (B. Deloche, 2010), pendant temporel de l’utopie ou de l’hétérotopie foucaldienne.
Dès les débuts de la patrimonialisation institutionnelle en Europe, les professionnels du patrimoine, historiens de l’art, conservateurs, architectes et restaurateurs des Monuments historiques, ont rencontré des questions temporelles aux forts enjeux épistémologiques, historiquement posées en termes de questionnement de l’état d’origine et/ou de l’état de référence de l’objet patrimonial c’est-à-dire en termes d’authenticité.
Dans une approche diachronique de longue durée, des historiens (de l’art) ont retracé l’invention puis l’évolution de la notion de patrimoine (A. Chastel, J.-P. Babelon, 1980), liée à la modernité (D. Poulot, 1998), et, en France, à la rupture révolutionnaire fondatrice avec l’Ancien Régime marquée par l’ouverture de musées dans des édifices symboliques des anciens ordres dominants, dont les collections étaient alimentées par la nationalisation des biens du clergé, de la monarchie et d’une partie de la noblesse (D. Poulot, 1997).
Dans une approche méta-historique des temporalités patrimoniales, l’historien français François Hartog (2003) a resitué la question patrimoniale dans le cadre théorique des régimes d’historicité. Selon lui, l’invention de la patrimonialisation prend sens dans le cadre de la rupture révolutionnaire avec l’historia magistra et de l’entrée dans un régime d’historicité futuriste, tandis que l’entrée dans l’ère du « tout patrimoine » depuis les années 1980 serait à relier à une entrée controversée (par exemple par J. Baschet, 2018 ; V. Zamant, 2018) dans un régime d’historicité présentiste.
Depuis la remise en cause « du monopole historien » (C. Isnart, 2016) sur les études patrimoniales, se sont multipliées dans différentes sciences humaines et sociales des analyses du processus de patrimonialisation et/ou de ses effets sociaux. La fabrique du patrimoine a pu être analysée par l’historien K. Pomian (1990, 1997) comme une transformation de déchets en sémiophores (1978) et un mode d’articulation spécifique d’un champ d’expérience et d’un horizon d’attente, par le sociologue M. Rautenberg (2003) comme fruit de la « rupture patrimoniale » dans le cas de la patrimonialisation par désignation, par opposition aux temporalités continuistes de la patrimonialisation par appropriation, par l’anthropologue D. Fabre (2013) comme un passage d’« une série d’objets valorisés, rehaussés, dans le régime proprement patrimonial du rapport au passé » supposant cinq opérations (la désignation, la classification, la conservation, la restauration et la publicisation du patrimoine), par le géographe S. Héritier (2013) comme une « chronogenèse »… Les études patrimoniales ont également analysé, en aval du processus de patrimonialisation, ses conséquences sociales et territoriales : processus de légitimation, de valorisation, d’appropriation de l’espace (V. Veschambre, 2008), gentrification (N. Semmoud, 2005) ou au contraire résistance à la gentrification (H. Ter Minassian, 2012)…
Dans cette lignée historiographique, ce numéro propose de considérer les temporalités patrimoniales, dans une approche résolument constructiviste, comme un problème épistémologique : la patrimonialisation, véritable « filiation inversée » (J. Davallon, 2000), interroge nos conceptions temporelles traditionnelles en effectuant un double mouvement réflexif du passé vers le présent et projectif voire performatif du présent vers le futur avec devoir de conservation et de transmission.
Le processus de patrimonialisation implique également de considérer une diversité de temporalités. Dès le début, il rencontre en amont les démarches de conservation et en aval les projets de valorisation du patrimoine, en passant par la transmission, notion située au cœur de la conscience patrimoniale et venant donner leur sens aux pratiques professionnelles du patrimoine. Mais cette pluralité des temporalités de la patrimonialisation rencontre elle-même des décalages voire des télescopages ou encore des heurts de temporalités autour des processus de patrimonialisation, qu’il s’agira d’interroger. En effet, la patrimonialisation peut avoir affaire à l’urgence comme au temps long, à des temporalités réglées comme à des rythmes atypiques, à des opportunités scientifiques comme à des démarches administratives. Elle peut également rencontrer les temporalités du droit, parfois dans une configuration de décalage entre les temporalités sociales et celles de la réglementation, ainsi que de l’application des lois (MT Gréogoris, P. Bosredon, 2023). Puis, une fois qu’un objet matériel ou immatériel relève (définitivement ?) du champ du patrimoine, s’ouvre le temps des politiques publiques de la culture, qui s’articulent elles-mêmes avec les stratégies touristiques, territoriales et nationales. La réception du patrimoine par les citoyens dispose de sa propre histoire et de ses propres spécificités géographiques, sociologiques. Enfin, on peut se demander si le patrimoine, dont la fonction est de s’inscrire dans la longue durée de la transmission aux générations futures, peut connaître un terme : quid des objets patrimoniaux qui sortent du champ patrimonial ? À l’inverse d’œuvres qui accèdent au statut d’œuvres patrimoniales après un temps long nécessaire à leur acceptation puis à leur reconnaissance, on peut penser à des circonstances politiques, qui excluent voire détruisent certaines œuvres ne correspondant plus à une ligne donnée.
Si ces questions se posent, c’est que le patrimoine est un champ vivant, mû par des représentations et par une économie politique, et les temporalités des échanges culturels (A. Hertzog, S. Jacquot, 2020) et/ou du marché patrimonial mais aussi des pratiques illicites relevant du trafic sont constitutives des processus de circulation des œuvres. Une autre temporalité peut venir rompre, au contraire, l’histoire de certaines œuvres, celle des crises, des guerres, des catastrophes, autant d’événements déclenchant des mesures de sauvegarde, de réparation, voire parfois, en amont, de protection et de mise à l’abri. Ces phénomènes viennent alors bouleverser, y compris radicalement, les temporalités des objets concernés, mais peuvent aussi générer des consensus accélérés du statut patrimonial d’œuvres nécessitant une protection. Paradoxalement, les crises viennent à la fois souligner les vulnérabilités du patrimoine et souligner les enjeux qu’il condense. Une autre rupture de la linéarité de l’histoire des objets patrimoniaux pourrait être celle des restitutions des œuvres aux États auxquels on admet qu’elles ont été soustraites, dans des contextes politiques et de diplomatie culturelle nécessitant de remédier pour un pays à la détention de ces objets, illégitimement spoliés à des époques de domination coloniale. Ce sont alors les temporalités longues, qui sont réinterrogées.
Cet appel à articles vise à approfondir une théorisation explicite des temporalités patrimoniales en SHS et à analyser les nouveaux défis voire paradoxes temporels inhérents au nouveau paradigme patrimonial de « l’omnipatrimonialisation fragile » (M. Gravari-Barbas, 2014) , dont la dénomination même soulève un paradoxe temporel.
Les contributions attendues, de différentes sciences humaines et sociales, de professionnels des patrimoines, muséologues compris, voire d’acteurs associatifs de la patrimonialisation, devront répondre à trois critères :
Problématiser, théoriser et conceptualiser les patrimonialisations dans un souci épistémologique, mais en conservant un ancrage dans des études de cas ou dans des corpus
À côté des articles montant en généralité à partir d’une (comparaison) d’étude(s) de cas, des articles d’histoire et d’épistémologie des temporalités dans les études patrimoniales seraient bienvenus, de même que des articles proposant
• une (dé)construction et une interrogation des modèles temporels associés explicitement ou implicitement aux patrimonialisations ou aux évolutions des patrimoines
• des néologismes temporels ou l’importation dans le champ patrimonial de théorisations temporelles élaborées dans d’autres champs professionnels et/ou scientifiques.
Cerner les défis épistémologiques soulevés par les mutations de la patrimonialisation depuis la fin du XXe siècle, en analysant tout ce qui dans l’actualité interpelle notre conception des temporalités patrimoniales
Des débats sont en effet survenus :
• sur la restauration d’œuvres d’art, par exemple les Noces de Cana de Véronèse au Louvre ou la Liseuse de Vermeer à Dresde, ou sur la reconstruction de monuments, notamment Notre Dame de Paris après l’incendie d’avril 2019, qui reposent la question de(s) état(s) de référence et des régimes d’authenticité (L. Morisset, 2009).
• autour des restitutions d’œuvres d’art (C. Hershkovitch, D. Rykner, A Maget, 2011 ; S. Cousin, S. Tassi, M. Yêhouétomé, 2022) qui posent la question de temporalités patrimoniales postcoloniales.
Les récentes émergences patrimoniales ont également soulevé des paradoxes voire des apories temporel(le)s :
• les extensions chronologiques de la notion de patrimoine (F. Choay, 1992), jusqu’au patrimoine du XXe siècle, du temps présent (F. Vergès, M. Carpanin, 2007) voire du futur , des patrimoines de plus en plus habités (M. Gravari-Barbas, 2005), remettent en cause la limite (chrono-)logique du patrimonialisable et soulèvent des problèmes épistémologiques comparables à ceux de l’histoire du temps présent (D. Peschanski, M. Pollak Michaël, H. Rousso, 1991).
• les patrimonialistions du vivant (A. Micoud, 2000), du rural (A. Micoud, 2004 ; D. Poulot, 2009), de la « nature » (S. Héritier, 2013), du logement social, de l’urbanité (M. Rautenberg, 2012), de l’immatériel (J. Davallon, 2012) etc. constituent moins de nouvelles typologies patrimoniales que des remises en cause de « l’extratemporalité » patrimoniale à interroger ;
• la construction de simulacres patrimoniaux (M. Gravari-Barbas, N. Graburn, 2016) comme Guedelon ou Lascaux II, III et IV, impliquent de nouveaux régimes d’authenticité (L. Morisset, op. cit.) voire une nouvelle ontologie des temporalités du patrimoine (P. Leveau, 2018) ;
• de nouvelles catégorisations patrimoniales, institutionnelles, tel le « paysage culturel évolutif et vivant » ou le « patrimoine culturel immatériel » de l’Unesco, analysé par le sémioticien J. Davallon (2012) comme un nouveau régime de patrimonialisation, ou scientifiques, tel le patrimoine quotidien (A. Wattremez, 2008 ; A. Geppert, E. Lorenzi, 2018), « ordinaire » (J. P. Houssel, 1996 ; C. Isnart, 2012, C. Verguet, 2013 ; F. Letissier, 2014 ; P Pumketkao-Lecourt, 2019) ou des expérimentations hybridant le patrimonial, le touristique et le quotidien présentent également de véritables paradoxes temporels ;
• le patrimoine se trouve de plus en plus fréquemment transformé et actualisé (A. Paquin, 2013) par des adjonctions, souvent (st)architecturales (M. Gravari-Barbas, C. Renard-Delautre, 2015), contemporaines, tandis que sa valorisation se montre de plus en plus événementialisée (M. Gravari-Barbas, S. Jacquot, 2007)…
Une attention pourra également être portée aux polytemporalités patrimoniales, à la fois structurelles au processus de patrimonialisation, interaction entre plusieurs temporalités, mais qui prennent plus d’un siècle après le début du « culte des monuments » en Europe (A. Riegl, 1903), une nouvelle dimension, pour au moins deux raisons :
• plusieurs « strates » de patrimonialisation coexistent sur un certain nombre de sites, à plusieurs échelles temporelles et/ou spatiales, de la patrimonialisation nationale à la « patrimondialisation » (M. Gravari-Barbas, 2012) ;
• nous assistons à une « patrimonialisation au second degré », comme en témoignent la patrimonialisation de réhabilitations patrimoniales (comme celles de Viollet le Duc), ou celle de stations touristiques, qui inverse le rapport (chrono-)logique entre patrimonialisation et tourisme.
Relier la question des temporalités patrimoniales, de plus en plus transversales, à l’analyse indissociable de nouvelles temporalités sociales
Les interférences croissantes et/ou heurts croissants seront à interroger entre les temporalités patrimoniales et les temporalités :
• du tourisme, qui constitue avec le patrimoine « un moment du monde » (O. Lazzarotti, Ph. Violier, 2007). Une inversion de leurs relations est en outre proposée par l’hypothèse d’un recours croissant à une « fabrique touristique du patrimoine » (M. Gravari-Barbas, 2012) ;
• de la fabrique urbaine : la patrimonialisation devient de plus en plus transversale à l’urbanisme, tandis que le régime de patrimonialité (S. Guinand, 2015) dépend du régime d’urbanisation (A. da Cunha, J.-F. Both, 2004) ;
• de la nouvelle étape de mondialisation ;
• des politiques culturelles ;
• de la diplomatie culturelle…
Au niveau plus métahistorique, sont attendus des articles questionnant les relations entre les nouvelles temporalités patrimoniales et les nouvelles temporalités sociales :
• le « présentisme » (F. Hartog, 2003),
• « l’accélération » (H. Rosa, 2010),
• les interférences et/ou télescopages entre « temps global et temps local » (JP Antoine, 2011),
• l’habiter « polytopique » (M. Stock, 2006)
• la « ville événementielle » (Ph. Chaudoir, 2007),
• l’entrée dans « l’anthropocène » (C. Bonneuil, J.-B. Fressoz, 2007 ; F. Hartog, 2020) ou le « capitalocène »….
Ces nouvelles (et/ou anciennes) temporalités patrimoniales, à différentes échelles temporelles et spatiales, pourront être abordées, sur un mode diachronique ou synchronique, actuel ou prospectif :
• au niveau des processus et/ou procédures de patrimonialisation, paradoxalement de plus en plus « incertaines » (P. Guinard, B. Morovich, 2017), inachevées voire éphémères ;
• au niveau des trajectoires des patrimoines ;
• au niveau méta de la pensée des patrimoines, mode de présence du passé dans le présent articulant champ d’expérience et horizon d’attente (K. Pomian, 1997) en termes de régimes de patrimonialité ou de patrimonialisation, d’historicité et/ou d’authenticité (L. Morisset, 2009).
• au niveau des relations entre les temporalités patrimoniales et les grands processus contemporains : décolonisation, décentrement de la vision occidentalo-centrée, féminisme, promoteur de la notion de « matrimoine » (E. Hertz, 2003 ; A. Evain, 2001), entrée dans l’anthropocène ou le « capitalocène »…
Envoi des projets d’articles
Les auteurs devront envoyer leur proposition d’article aux éditrices du dossier Géraldine Djament (djament@unistra.fr), Natalia Leclerc (natalialeclerc@gmail.com) et Jean-Marc Ramos (jeanmarcramos@orange.fr) du numéro avec copie au secrétariat de rédaction de la revue (temporalites[at]revues.org).
Cette proposition, composée d’un titre et d’un résumé d’une page en français ou en anglais du projet d’article (5 000 signes maximum), ainsi que du nom, des coordonnées et de l’affiliation institutionnelle de l’auteur ou autrice, est attendue d’ici le 30 septembre 2023.
Calendrier récapitulatif et échéances
Réception des propositions (résumés de 5 000 signes maximum) : 30 septembre 2023
Réponse des coordinateurs : octobre 2023
Réception des articles (50 000 signes maximum) : janvier 2024
Retour des expertises des évaluateurs : mars 2024
Version révisée : avril 2024
Sortie du numéro : juin 2024
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